Cet homme intelligent et intéressé par la révolution se rend au Mexique où a lieu une étape fondamentale : sa rencontre avec Raul Castro. Marxistes, ils établissent des bases communes, le cubain inspire de la confiance au Che qui dira plus tard : « Il avait déjà combattu et le fait d’avoir risqué sa vie prouvait la profondeur de ses convictions politiques ». Pourtant, ce n’est pas cette rencontre-ci que l’Histoire retiendra, mais celle avec Fidel Castro. En effet, tous les écrits du Che montrent à quel point l’argentin était fasciné et impressionné par cet homme qui avait des idées semblables aux siennes, un talent d’orateur indéniable et une expérience de combats sur le terrain. Fondateur du mouvement du 26 Juillet (M-26), qui rassemble les survivants à l'issue de l'échec sanglant de l'attaque de la caserne de la Moncada à Santiago de Cuba le 26 juillet 1953, Fidel sera pour Guevara la clé permettant d’accéder à la révolution. La présentation, à l’initiative de Raul, s’est transformée en une longue conversation passionnée qui a durée plus d’une nuit. Conversation n’est pas le mot le plus approprié, mais monologue correspondrait plus à la réalité. Castro développe ses idées et ses intentions concernant son pays natal : il veut détrôner le régime de Batista afin de sauver son peuple contre l’oppression. En plus de l’admiration, c’est de la confiance qui nait dans le cœur du Che qui voit son interlocuteur comme un « homme exceptionnel » qui défend et essaye d’appliquer concrètement ses idées, en témoigne son action à Santiago de Cuba.
Fidel comprend rapidement qu’il a à faire à un homme emplit d’idées marxistes, sans attaches, qui souhaite participer à une révolution à laquelle il pourrait adhérer, s’identifier, un projet dans lequel il pourrait s’investir pleinement et voir appliquer ses idées théoriques sociales. Il évalue également le potentiel du Che. L’argentin possède un diplôme de médecin, spécialisé en allergologie, apparait sûr de lui, de ses convictions qui, une fois acquises semblent indétrônables. Par ailleurs, il présente une image séduisante dont il pourrait se servir pour embellir la réputation de la révolution qui souvent, comme le dira plus tard Guevara « [...] les révolutions sont moches mais nécéssaires, et une partie du processus révolutionnaire est l'injustice au service de la furture justice [...]». Ces impressions que Castro recueille l’encouragent donc à convaincre Ernesto de prendre part à son expédition du Granma, qui aura lieu le 25 Novembre 1956. C’est donc en tant que médecin de l’expédition que l’argentin achèvera sa rencontre avec le futur dictateur cubain. Il écrira même un début de poème à son honneur qu’il intitulera « chants à Fidel ». Il s’est opéré une parfaite synchronisation entre d’un côté un leader qui cherchait des pions malléables et de l’autre une âme révolutionnaire qui réclamait un chef et une opportunité de prouver sa valeur.
Guevara est subjugué par Castro à tel point qu’il en oublie tout sens critique dont il se sert habituellement pour démonter les idées qu’il trouve trop prétentieuses. Le Leader Maximo est un homme de pouvoir qui supporte mal l’idée d’être menacé ou même concurrencé par qui que se soit. Parallèlement, le Che ne se voit pas comme chef et préfère rester plus en recul, prenant le statut de second. La complémentarité entre les deux hommes s’accentue, mais dans la réalité, elle profite davantage à Fidel qui a sous la main un homme de combat efficace et apprécié. Guevara ne se rend pas vraiment compte qu’il représente un instrument pratique très important aux yeux de Castro, en témoigne cette phrase où il décrit sa vision de la relation qu’il entretient avec le chef cubain : « un lien de romantique sympathie aventurière ». Dans le duo, c’est donc Fidel la tête pensante, le Che son bras droit. Le 21 Juillet 1957, Fidel le nomme Commandante, en récompense pour ses qualités de « barbudos » sans consulter personne. Ils se réunissent souvent pour discuter des tactiques à suivre ou plutôt pour que Fidel expose ses plans à l’Argentin, qui obéit sans discuter.
Les avantages que tire Castro du Che sont visibles notamment à la fin de la campagne cubaine, au moment d’entrer dans la Havane. Guevara a exécuté un très bon travail en tant que chef militaire en multipliant les victoires à travers Cuba et s’est fait également remarquer grâce à la victoire de Santa Clara, ville considérée comme la forteresse de Batista. Malgré toutes ces actions accomplies, alors que Fidel devrait lui attribuer tous les mérites et toutes les récompenses en lui permettant d’entrer le premier victorieux dans la Havane, il en est tout autrement. Fidel décide de placer le Che en second plan, voire même en troisième plan après son meilleur ami, Camilo Cienfuegos, et entre dans la capitale cubaine, recevant tous les honneurs et se plaçant sous les feux médiatiques. Le Che ne dit rien, comment aurait-il pu remettre en cause les décisions de son idole ? Son obéissance est sans appel et sa fidélité au point culminant, en témoignent deux facteurs liés à l’affaire d’Huber Matos. Ce dernier, commandante au même titre que Guevara pendant la révolution cubaine démissionne en signe de protestation contre les deux frères Castro qui, à eux deux, dirigent l’Etat en grande partie. La sanction de Fidel ne se fait pas attendre : il ordonne à Cienfuegos d’arrêter le « traître ». Camilo tente de dissuader le chef cubain puis finalement obéit mais il périt dans un accident d’avion le 26 Octobre 1959, soit une semaine après la démission de Matos. Les causes de l’accident sont très controversées mais quoi qu’il en soit, le meilleur ami du Che vient de mourir et celui-ci accepte sa mort sans chercher à comprendre davantage. De plus, l’arrestation d’Huber Matos conduit à une condamnation de vingt ans de prison, que Guevara ne contestera pas, alors même qu’ils avaient portés ensemble les valeurs de la révolution. Il se trouve dans un état de béatitude complète et d’admiration sans borne envers son idole.
Parallèlement, le Leader Maximo commence à douter de son bras droit qu’il perçoit semble-t-il de plus en plus comme un rival car il se crée des portes de sortie vis-à-vis du Che. Tout d’abord, il le nomme directeur de la prison de la Cabana, tribunal militaire qui juge les anciens partisans du régime précédent. Dans ce tribunal ont lieu les basses œuvres du régime castriste. Les exécutions sommaires seront très contestées car elles auraient causées la mort de nombreux innocents. En plaçant l’Argentin à la tête du tribunal, Castro se dégage de toutes responsabilités, le laissant se couvrir seul les mains de sang d’anticastristes, certes, mais de sang cubain. En cas « d’erreurs judicaires » prouvées et contestées, Guevara serait considéré comme seul responsable, blanchissant Fidel qui pourrait même justifier toute autre erreur en mettant en cause le Che. Ce dernier accepte le poste, poussé par Castro qui lui laisse cette seule opportunité. Le Leader Maximo s’est donc bien réserver en quelque sorte une issue de secours.
Par ailleurs, le 2 Avril 1965, le Che quitte clandestinement Cuba pour rejoindre l’actuelle République Démocratique du Congo, en se démettant de toutes ses fonctions. Juste avant son départ, il écrit trois lettres : une pour sa mère, une pour ses enfants et l’autre pour Castro. Cette dernière sera plus tard considérée comme son testament. En effet, après avoir évoqué des souvenirs personnels, il se démet de toutes ses fonctions : « Je renonce officiellement à mes responsabilités à la direction du parti, à mon poste de ministre, à mon grade de commandant, à ma condition de Cubain. » Cette lettre, destinée au chef cubain, devait être dévoilée publiquement seulement dans le cas du décès de Guevara. Cependant, le Leader Maximo lit la lettre d’adieu le 3 Octobre 1965 à la tribune du congrès de fondation du comité central du nouveau parti communiste cubain. L’argentin est déboussolé, il déclarera même à ses amis au Congo : « Ce n'est pas drôle d'être enterré vivant. » Castro réussit à isoler son ancien camarade en lui coupant toute possibilité de retour étant donné la nature de ses déclarations. Certains doutes subsistent quant aux conditions dans lesquelles la lettre aurait été rédigée car la multiplication d’insinuations en rapport avec le déchargement de Cuba de toutes responsabilités quant aux révolutions guévaristes rappelle les techniques des services secrets.
Fidel Castro est un homme qui a de grandes ambitions et des motivations personnelles. La révolution n’est pour lui qu’un moyen d’accéder au pouvoir. Au contraire, le Che est un homme animé par la volonté d’aider les peuples opprimés et aime à proprement parler la révolution, dans le sens où celle-ci permet de lutter contre l’injustice. Sa vision manichéenne oppose donc l’impérialisme (américain) au prolétariat. Dans cette conception très marxiste de la société, il considère le pouvoir comme un moyen de réduire les inégalités et la révolution comme l’outil nécessaire pour à la fois accéder à ce pouvoir et en même temps changer le peuple profondément. C’est dans cette opposition que l’on voit clairement où l’Argentin est utile à Fidel car ce dernier est idolâtré par le Che et peut l’instrumentaliser à souhait. Le Leader Maximo motive Guevara qui lutte par la révolution et permet donc à Fidel de prendre le pouvoir. Deux facteurs font que Castro mène dans le duo : il veut le pouvoir et son attachement à Ernesto est plus modéré, certains le diront même feint.
L’amour de la révolution du Che le pousse cependant naturellement à dénoncer les injustices, sans pour autant faciliter les relations diplomatiques au grand damne de Fidel. Le Discours d’Alger du 24 Février 1965, prononcé par le Che au cours du séminaire économique afro-asiatique, caractérise bien cette situation. Après le retrait soviétique sous la pression américaine, Guevara commence à douter de l’implication de l’URSS, c’est pourquoi il dénoncera dans son discours : « Les pays socialistes ont le devoir moral de liquider leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l’Ouest. » Cette déclaration a provoqué des tensions entre Cuba et l’Union Soviétique qui ont valu des remontrances au Che lors de son retour. Néanmoins, son attitude rebelle et dénuée de toute influence castriste tend à montrer qu’il est aussi un homme autonome poussé par des valeurs auxquelles il croit profondément et qu’il défend.
En 1965, après son échec politique, il souhaite exporter la révolution dans d’autres pays. Il est soutenu par Castro qui l’envoie au Congo puis en Bolivie. Fidel voulait-il éloigner un homme qui devenait de plus en plus gênant ? Beaucoup diront oui. La disparition de Guevara de la scène internationale au printemps 1965 avantage Castro qui pense l’écarter afin de réduire les tensions avec l‘URSS. Par ailleurs, en Bolivie, le Che devait avoir le soutien de Fidel, sensé lui fournir tout le matériel nécessaire à la révolution. Cependant, dans les faits, ce soutien a été minimisé voir nul, comme en témoigne Alarcon Ramirez, révolutionnaire présent en Bolivie : « [Le piège] il est énorme. Tout ce que Fidel nous avait promis (armes, vivres, etc) n’est jamais arrivé. Mêlé à d’autres facteurs, l’abandon du Leader Maximo a provoqué l’arrestation du Che et donc son exécution. Castro a-t-il condamné son ancien camarade ? Personne, a part lui, ne peut le dire. La seule chose certaine pour le moment, c’est que même mort, Guevara a encore été exploité par Fidel qui a donné à son image une dimension quasi-christique dont il a su, dans une Amérique latine très catholique, tirer profit.
Les deux images ci-dessous nous montre la complicité (feinte ?) qui régnait entre les deux personnages révolutionnaires: